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Secteur postal 89 098 [13144]

1959 précisément | Philippe DURAND

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Film professionnel
Ce film a été tourné durant quatre week-ends de 1959 par quelques jeunes qui n'avaient jamais touché une caméra mais qui, tous, étaient directement concernés par la guerre d'Algérie."Tout le film est ainsi un émouvant contrepoint entre la destruction parallèle de deux êtres et la mort de leur amour. Le commentaire qui rapporte le récit subjectif que fait le garçon de son expérience est violent, mais il ne dépasse pas ce que peuvent connaître tous ceux qui ont vécu cette expérience. Et pourtant le film a été totalement interdit aussi bien pour le secteur non commercial que pour le commercial, ce film qui, selon l'expression de la lettre officielle de notification de la décision ministérielle, "en raison de son caractère provocateur et intolérable" s'affirme comme un encouragement à l'indiscipline militaire". Étrange appréciation. Voilà un film qui ne comporte aucune image choquante, qui ne rapporte que des faits malheureusement bien ordinaires, un film qui est avant tout un essai psychologique sur la destruction de deux êtres par les circonstances"
Marcel Martin dans "Les lettres françaises" N°910 - du 18 au 24 janvier 1962.
 
Ce film fait partie d'un corpus analysé par les historiens et enseignants Gilles Ollivier, Vincent Marie et Reynald Derain dans le cadre du dossier pédagogique D’un regard à l’autre : L’Algérie coloniale, la guerre d’indépendance au miroir des cinémas amateur et militant.
 
Le film, dont Philippe Durand et le scénariste et le réalisateur, est une autoproduction, qui, comme l’indique un carton au début de la projection, est tournée durant quatre week-ends de 1959 par quelques jeunes qui n’ont jamais touché à une caméra, mais qui sont tous concernés par la guerre d’Algérie. Le scénario et le texte, qui s’inspirent du vécu de Philippe Durand pendant son expérience algérienne, de ce que la guerre d’Algérie a laissé en lui de meurtrissures physiques et morales, expriment le dégoût de la guerre. Bien que le film obtienne le Prix des Offices régionaux du Cinéma éducateur en 1960, il est interdit de projection en 1961 : il est censuré « en raison de son caractère provocateur et intolérable », « pour encouragement à l’indiscipline militaire ». En 1970, dans un entretien paru en mai dans La Revue du Cinéma, le réalisateur déclare que le film est alors toujours interdit.
 
Le film, tourné dans les rues de Paris et dans la campagne proche, ne comporte aucune image choquante. C’est le commentaire du jeune homme, récit subjectif de la guerre qu’il vit, qui est plus violent. Le film, qui suit une jeune femme, campée par Nathalie Pasco, et son amoureux, incarné par Claude Debord, est pudique et sensible. Il est composé d’images prises par Georges Orset et montées par Françoise Prébois, sur une bande musicale mélancolique jouée à la guitare. Les plans et séquences sont en contrepoint des deux voix off qui dialoguent à travers des lettres. La relation épistolaire est dans le titre, de manière militaro-administrative : il fait référence au secteur algérien dans lequel est mobilisé le jeune Français. Au final, le court métrage se présente comme une élégie, qui exprime la douleur, celle de l’absence de l’être cher et celle de la guerre vécue. Le court métrage débute et se termine avec la voix de la jeune femme qui appelle le jeune homme par son prénom, Pierre, et qui à un autre moment regrette « Cent trente-quatre dimanches sans toi ». Quant au jeune homme qui entame sa troisième année en Algérie, il se demande « Et pourquoi ? ». 
 
« Mon film est un film d’amour » a déclaré Philippe Durand en janvier 1962. On peut d’ailleurs se demander si les images du couple sont des images souvenirs ou rêvées d’un retour. Ainsi, la séquence des deux amoureux qui s’étreignent devant une petite gare comme s’ils allaient se quitter avant de monter ensemble dans une voiture qui s’éloigne (de TC 01:20:11:19 à 01:22:23:16) contribue au double sens que l’on pourrait donner à la narration : douleur de l’absence ou promesse de l’attente. La longue séquence finale, filmée depuis une voiture en travelling frontal (à partir de TC 01:24:50:21), qui par des plans de plus en plus courts mène à la grille d’entrée de l’Hôpital militaire d’instruction du Val de Grâce, confirme cette ambivalence, d’autant plus que l’on entend la voix off de la jeune femme dire : « Tu es revenu. Tu es si loin et tu es revenu. […] Pour toi comme pour moi il ne s’est rien passé. Tout commence. »
 
L’aspect charnel de l’amour, nourri par l’éloignement des corps, est abordé : l’espoir de l’étreinte tant attendue est évoqué dans le texte final de la jeune femme jusqu’au « Tu entres en moi. Tout commence. Pierre ! » devant la grille de l’hôpital militaire, qui présage du rapatriement d’un corps blessé, comme l’a été celui du réalisateur. Du côté du jeune homme (TC 01:09:08:13 à 01:10:15:08), la séquence constituée d’une succession de photographies de vedettes féminines françaises de la fin des années cinquante, dont Brigitte Bardot et Simone Signoret, et parmi lesquelles est inséré le visage de la fiancée n’est pas sans rappeler la frustration sexuelle : « Tu seras la reine de Paris » lui écrit-il.
 
Alors que le fiancé n’est pas là pour protéger la jeune femme dans son quotidien, le scénario suggère son agression par un autre jeune homme (TC 01:23:58:01 à 01:24:45:16) : quatre plans se suivent, qui se terminent par un appel de la jeune fiancée : « Pierre ! » Un appel au secours qui ne permet pas d’éviter le malheur. Le carton qui précède le démarrage du film et qui cite l’écrivain Henri Michaux résonne plus fort à ce moment : « La vie est courte mes petits agneaux. Elle est encore beaucoup trop longue, mes petits agneaux. Vous en serez embarrassés, mes très petits. On vous en débarrassera, mes trop petits ». Du bonheur aussi semble dire le film.
 
En 1962, Philippe Durand explique que son court métrage « n’est pas un bilan de la guerre d’Algérie. Ce que mon personnage raconte naît d’une vision unique, dans un seul endroit du conflit, à un seul moment. S’il dit ″Cet homme est mort″, cela veut surtout dire : Mon amour meurt d’autant plus vite que des hommes autour de moi meurent. » La guerre et sa violence sont uniquement abordées par les mots du jeune Français parti en Algérie. Aucune image. Dès le début, les missions et les opérations sont évoquées : « De ce côté-ci de la mer, la France est sèche. Il y a toujours près des citernes une sentinelle en armes. » (TC 01:00:44:13 à 01:01:26:21) ; « Nous courons vers les falaises. Devant nous les balles qui viennent de la route roulent le sable qui meurt dans de petits jets » (TC 01:02:29:01 à 01:03:18:13) ; les « nettoyages » aériens sont signalés (TC 01:05:12:02 à 01:05:42:03). Puis l’ingratitude d’un colon qui vend son eau aux soldats français, la vie de salon de la hiérarchie militaire sont égratignées et vilipendées (TC 01:05:41:23 à 01:07:55:09). L’état d’esprit des (r)appelés, qui sont entre incompréhension et résignation, est parfois abordé avec une cruelle ironie (TC 01:10:33:22 à 01:10:42:06) : « On les a appelés, maintenus, rappelés. Ils finissent par se sentir engagés. Un fusil est un outil de travail ». La mort est suggérée par l’image une seule fois lorsque la jeune femme semble sortir d’un cimetière (TC 01:22:53:15). Par contre, elle est fortement présente dans le texte du jeune homme, qui par trois fois relate celle des appelés, parfois retrouvés nus et mutilés (exemple : TC 01:10:17:19 à 01:11:48:00). La mort d’un copain breton de « Ploudaniel, un petit pays du Finistère », dont le « bahut a sauté sur une mine » (de TC 01:15:41:19 à 01:16:30:13) l’a particulièrement marqué. Il est question une fois de la mort des rebelles algériens, à propos de prisonniers exécutés dans le djebel (TC 01:16:30:15 à 01:18:03:10). Si le décor de la guerre est assez régulièrement décrit, l’Algérien ne l’est qu’une seule fois, en tant que prisonniers résignés. Rien sur la population civile. L’Algérie et la guerre ne font qu’une. Quant à la réception de la propagande par l’opinion métropolitaine, elle fait réagir une fois la jeune femme (en TC 01:08:52:08) : « Les mois passent. Et toi qui es là-bas. Et les gens ici qui écoutent avec reconnaissance tous les discours à la radio, qui lisent avec reconnaissance toutes les promesses dans les journaux. J’ai honte. »
Philippe Durand (1932 - 2007) est né à La Baule (Loire-Atlantique) et décédé à Trégunc (Finistère). Il suit des études à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud (en spécialisation audiovisuelle). Figure particulière du passage au cinéma amateur puis au cinéma professionnel, il a été à la fois réalisateur, poète, journaliste, critique et théoricien du cinéma.

En 1956, blessé pendant la guerre d'Algérie, il revient amputé d'une jambe. Il décide alors de se consacrer au cinéma et devient réalisateur professionnel de plus d'une cinquantaine de films pour le cinéma et la télévision, court et moyens-métrages. Il réalise son premier film « Secteur postal 89 098 » en 1959, un film qui sera interdit d'exploitation en France en 1961. Puis il réalise de nombreux films qui seront remarqués en festivals.

Il fut tout à la fois poète, journaliste, auteur et réalisateur pour le cinéma et la télévision. Ancien instituteur, il a mené des stages de formation sur l’écriture au cinéma pour l’Union française des œuvres laïques d’éducation par l’image et le son (UFOLEIS) et a enseigné à l’Institut Lumière de Lyon et aux Écoles des Beaux-Arts de Quimper et de Brest. Collaborateur de revues spécialisées telles que « La Revue du Cinéma. Image et son », éditée par l’UFOLEIS, dans laquelle il rédige, entre autres, la rubrique Cinéma amateur, il est également l’auteur de plus d’une dizaine de publications dont « L’acteur et la caméra » en 1975 (Éditions techniques européennes), « Cinéma et montage : un art de l’ellipse » en 1993 (Éditions du Cerf).

Toute sa vie, il dénonça l'injustice, l'intolérance et l'absurdité de la guerre, comme dans « Secteur postal 89 098 », son premier film, et dans « Soldat Fransez », réalisé en 1983. Dans son livre « Mort d'un Indien », il s'insurge contre les dangers du nucléaire. Il rendit hommage à son pays breton en défendant son territoire et sa langue, dans ses films « Le Pays blanc » (1975) et « Yezh ar vezh, La langue de la honte » (1979) et dans ses publications, « Le livre d'or de la Bretagne » et « Breizh Hiviz ».
Son cinéma est autant personnel, poétique qu’engagé et militant.

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